CHAPITRE VII
Dans le solarium de Deirdre, Niall, penché pardessus son épaule, posa un doigt sur un des lions se formant sur la tapisserie.
— Celui-ci, lequel est-ce ?
— Shaine. Celui-là est Karyon, et l'autre...
— Et moi, où suis-je ?
— Là. Mais il me faudra du temps avant d'arriver à toi. Tous ces lions, et l'histoire de chacun. J'en ai pour des années...
— Oui, soupira Niall. Comme moi, avant de savoir ce qui est arrivé à mes fils.
Deirdre leva les yeux et vit son expression. Elle posa aussitôt la tapisserie.
— Dire que nous avons perdu des mois ! Je croyais Hart et Corin en train d'apprendre à gouverner dans leurs royaumes respectifs. Et je tenais Tiernan pour responsable de la disparition de Brennan.
Il regarda par la fenêtre, dans la cour intérieure. Il y avait une agitation inhabituelle, mais il était trop distrait par ses pensées pour y prêter attention.
— J'aurais dû m'en douter, reprit-il. C'était encore Strahan ! Maudit Ihlini !
— Comment aurais-tu pu deviner ? Tu m'as dit que les Ihlinis se tenaient tranquilles depuis des années.
— Justement. Strahan ne pouvait pas rester inactif plus longtemps. Deirdre, mes fils...
— Je sais, Niall. Mais pense que Strahan ne les a probablement pas tués ; il entend sans doute les utiliser.
— J'ai si peur pour eux ! Quels hommes en fera-t-il, maintenant qu'ils sont en son pouvoir ?
Elle soupira, sachant qu'elle n'avait aucune réponse à lui donner.
— Quand l'armée part-elle pour Valgaard ?
— Demain matin. Ian et moi l'accompagnons.
A ce moment, un serviteur ouvrit à la volée la porte du solarium, oubliant la plus élémentaire courtoisie.
— Mon seigneur ! Mon seigneur !
— Qu'y a-t-il ? demanda Niall, excédé par l'inconvenance du malheureux.
Brennan entra, suivi par Hart et Corin.
— Ce qu'il voulait vous dire, jehan, est que vos trois fils sont de retour.
Soudain, la pièce fut pleine de jeunes gens et de lirs.
Deirdre fit un sourire éclatant.
Niall regarda ses fils. C'étaient bien eux... et pas eux. Pas ceux qu'il avait élevés et connus toutes ces années. Brennan était trop maigre et ses yeux avaient une expression hantée ; pourtant, il semblait intact, et c'était le plus important.
Barbu comme un brigand érinnien, Corin avait l'air moins cheysuli que jamais. Pourtant, son regard témoignait d'une confiance en lui que Niall ne lui avait jamais vue. Il avait souffert, mais il était en paix avec lui-même.
Hart souriait, comme à son habitude. Pourtant, un détail, dans sa posture, intrigua Niall. Il tenait le bras gauche derrière son dos, comme s'il voulait cacher quelque chose.
Mais il se soucierait de tout cela plus tard.
— O dieux, tous mes fils... Leijhana tu'sai...
Corin alla jusqu'à la chaise la plus proche et se laissa tomber dessus.
— Je suis affamé, fatigué et j'ai mal aux pieds. Mais je suis diantrement content d'être de retour !
Brennan approcha de Niall et lui tendit les mains pour lui donner l'accolade cheysulie. Niall ignora son geste, l'attirant dans ses bras et le serrant contre lui.
— Si tu savais combien de fois j'ai prié les dieux pour vous revoir sains et saufs ! Vous allez tous bien ?
— Suffisamment. Tout d'abord, laissez-moi vous assurer cela : grâce à Corin, nous ne sommes pas devenus les esclaves de Strahan. Nous sommes toujours nous-mêmes, un peu abîmés, c'est tout.
La porte s'ouvrit brusquement. Ian entra, délogeant Hart de son poste, près de l'entrée. Déséquilibré, celui-ci lança les deux bras en avant pour se retenir.
Son père devint livide.
— Par les dieux, cria Ian, c'est vrai, vous êtes tous là !
Ian s'arrêta net quand il vit le bras gauche du deuxième fils du Mujhar, son neveu favori.
— Je voulais vous le dire plus tard, fit Hart, le visage fermé.
— Strahan t'a fait ça ? demanda Niall d'une voix étranglée.
— Non, jehan. C'était à cause de ma propre stupidité. C'est un prix élevé, mais je l'ai accepté.
— Corin, Corin ! fit la voix de Keely dans le couloir.
Keely entra. Elle se dirigea vers Corin, mais s'immobilisa en voyant Hart.
— Il est temps de l'annoncer, reprit celui-ci. Le fils du Mujhar est un homme sans clan !
Brennan baissa les yeux, ne supportant plus de voir la douleur sur le visage de son jumeau.
— Viens près de moi, dit Niall.
Après une hésitation, Hart avança vers son père.
Malgré tous les regards braqués sur lui, Hart ne voyait que l'œil unique du Mujhar.
— Jehan...
— Si tu crois que je t'aimerai moins parce qu'il te manque une main, détrompe-toi ! Et si tu penses que je ne peux pas comprendre la douleur que provoque cette perte, regarde bien mon visage.
— Oui, jehan. Mais vous étiez Mujhar, ils n'ont pas osé vous exclure du clan.
— Cela n'a rien à voir, dit doucement Niall. Taliesin m'a expliqué que l'absence d'un œil ne faisait pas de moi un homme inférieur. Il est vrai que perdre un œil n'affecte pas un guerrier aussi gravement que perdre une main, mais je comprends ce que tu ressens. Assied-toi. ( Il se tourna vers Keely. ) Peux-tu t'occuper de nous faire apporter du vin, je te prie ?
— De l’usca pour moi, dit Corin.
— J'ai honte de moi, dit Niall. J'aurais dû deviner plus tôt les intentions de Strahan. Croyant Tiernan responsable de la disparition de Brennan et de Rhiannon, j'ai perdu des semaines à essayer de le coincer. J'ai commencé à comprendre au moment où un fils de fermier a trouvé le courage de venir me voir et de m'avouer qu'il avait vu Rhiannon enlever Brennan.
— Je ne me doutais de rien non plus, dit Brennan. Cela a donné à Strahan le temps d'agir.
— J'ai su à ce moment qu'il vous voulait tous. Alors, j'ai levé une armée qui devait marcher sur Valgaard dès demain matin. Je crois que je peux annuler cet ordre.
— A moins que vous ne vouliez défier Strahan dans sa tanière. C'est un ennemi dangereux, jehan, dit Brennan.
— Non. Nous voilà réunis pour la première fois depuis près d'un an. Je préfère profiter un peu de vous !
— Près d'un an ? lança Corin. Notre punition est incomplète, dans ce cas. Avez-vous l'intention de nous renvoyer de nouveau, Hart et moi ?
— Si vous essayez, dit Keely en entrant de nouveau, vous aurez affaire à moi !
Niall sourit.
— Oui, je vois ! Mais je ne veux les envoyer nulle part pour le moment. Keely, as-tu dit à Aileen que Brennan était rentré ?
Corin se figea dans son fauteuil.
— Elle le sait, dit-elle. Tout le palais est au courant.
— J'ai envoyé Tasha à la citadelle pour les informer, dit Ian. Maeve sera sans doute rentrée dès ce soir.
— Maeve est à la Citadelle ? demanda Brennan, surpris.
Niall fronça les sourcils.
— Elle voulait voir le shar tahl. Elle a prêté le serment de meijha de bonne foi. Maintenant que Tiernan a renié son clan, elle souhaite rompre officiellement ses vœux.
— Tiernan est un imbécile, dit Hart.
— Pire, un proscrit, corrigea Keely. Il va de clan en clan, malgré l'interdiction qui lui a été faite, rassemblant des a'saii.
— Combien ? demanda Brennan.
— Nous l'ignorons, répondit Ian. Un jour, on affirme qu'il a sept guerriers, le lendemain soixante-dix.
— Il est rusé, intervint Niall. Ceinn l'a empoisonné avec ses histoires des jours anciens, quand la race était pure...
— Comment un guerrier élevé dans le respect de la Prophétie peut-il lui tourner le dos ainsi ? Je reconnais que je ne suis pas ravi à l'idée que les Cheysulis devront cohabiter avec les Ihlinis, mais à ce point-là ? Tiernan doit être fou.
— Pas fou, répliqua Ian. Décidé. En tant que race, il nous a été donné l'aptitude de nous dévouer entièrement à la Prophétie. On nous a souvent accusés d'être d'une arrogance folle, de croire que nous étions les seuls à détenir la vérité...
Niall hocha la tête.
— Nous pensions autrefois que les Ihlinis nous voulaient tous du mal. Nous avons appris que ce n'était pas vrai, grâce à une vieille Ihlinie qui avait choisi de vivre à Homana, et à un harpiste autrefois voué à Asar-Suti, qui avait renoncé à son allégeance pour travailler en faveur de la paix et de l'accomplissement de la Prophétie.
— Il le fait toujours, dit Hart. C'est Taliesin qui nous a donné asile après notre évasion.
— C'est aussi Carollan et lui qui nous ont rendu notre plus jeune frère. ( Brennan sourit à Corin. ) Si tu ne lui racontes pas ce que tu as accompli, je le ferai !
— Une autre fois, dit Corin en haussant les épaules.
— Voilà un autre changement, lança Niall. Tu n'es plus jaloux de ton frère aîné ?
— Le saviez-vous ?
— Comment aurais-je pu l'ignorer ? J'avais parfaitement compris que tu désirais tout ce que Brennan a. Mais je crois que tu as appris qu'il y a des choses plus importantes que te soucier de ce que ton frère possède ou pas.
— La survie, par exemple, dit Hart. Les dieux savent que nous aurions pu mourir dix fois.
— J'ai l'impression de l'avoir fait, déclara Brennan en posant son verre de vin à moitié plein. Jehan, j'ai beaucoup à vous dire, mais pas maintenant. Il y a quelque chose que je dois faire. Quelqu'un avec qui je dois m'entendre.
Pensant à Aileen, Corin se leva d'un bond. Mal à l'aise, il balbutia :
— Euh... Je crois que je... vais prendre un bain. Je suis dégoûtant.
— Nous le sommes tous, dit Hart. Après, je crois que je rattraperai un peu du sommeil perdu.
En silence, les fils de Niall quittèrent le solarium. Leurs lirs partirent devant pour les attendre dans leurs appartements. Ils étaient si fatigués qu'ils se séparèrent vite. Corin et Hart allèrent de leur côté, et Brennan continua seul.
On était au milieu de la matinée. Le soleil, passant à travers les vitraux, teintait de couleurs vives le sol de la salle d'apparat. Brennan alla près du foyer. Il nettoya les cendres et les bûches calcinées, saisit la poignée de fer et retira le couvercle.
Il regarda dans le trou, où les escaliers disparaissaient.
Plus jamais, je ne donnerai à un ennemi une arme aussi efficace que la peur irrationnelle que j'ai ressentie...
Brennan se détourna pour prendre une torche afin d'éclairer son chemin. A ce moment, il la vit, debout devant les portes martelées.
Rousse aux yeux verts, elle avait un port de tête royal et un cou mince. Sa chevelure luxuriante tombait jusqu'à ses hanches.
— On m'a dit que vous étiez revenu.
Elle avait l'accent érinnien, mais bien plus prononcé que celui de Deirdre.
La jeune femme que je vais épouser a failli nous séparer à tout jamais, Corin et moi.
Il ne pouvait pas lui dire cela. Pas encore, et peut-être jamais. Il y avait trop de passif entre eux, à cause de Corin.
— Oui, je suis là, dit-il, sain et sauf. Mon plus jeune rujholli est rentré aussi.
Elle ne sursauta pas et ne répondit rien. Ils avaient peu parlé d'Aileen, Corin et lui, comme si celui-ci avait eu peur que Brennan ne se sente insulté.
Brennan ne se sentait pas insulté du tout. Face à l'étrangère qu'il devait épouser, il ne savait plus très bien quoi penser.
— Vous êtes amoureuse de Corin, dit-il.
— Oui, fit-elle simplement.
— Et lui est amoureux de vous.
— Autrefois. Je ne sais pas combien de temps cela a duré.
— Cela a duré, dit Brennan, la pointe de jalousie qu'il avait ressentie disparaissant aussitôt. Je peux vous l'assurer.
Elle ne répondit rien. Il vit que ce n'était pas une beauté ; certainement pas la sorte de femme que Corin recherchait en général. Mais elle avait la fierté d'une Cheysulie, et un tempérament bouillant. Il comprit qu'Aileen d'Erinn était aussi prisonnière des circonstances que le prince d'Homana.
Comment allons-nous faire ?
Il n'avait pas de réponse ; elle non plus, il le savait.
— Corin est différent. Cela ne provient pas uniquement de sa captivité. Je pense que la plus grande partie de sa mutation vous est due. Je vous dois donc des remerciements, car c'est cela qui nous a sauvé la vie.
Elle ne détourna pas le regard.
— Nous n'avons pas voulu ce qui est arrivé, ni moi ni Corin. ( Elle soupira. ) Ça... s'est passé, c'est tout.
— Je vous remercie de votre honnêteté. Je n'y étais plus habitué de la part des femmes, depuis quelque temps. Vous connaissez l'histoire ?
— Oui. Keely me l'a racontée.
C'était bien d'elle. Mais ça ne semblait pas le moment de protester.
— Aileen, je ne peux pas vous promettre que ce sera facile. Les mariages arrangés le sont rarement, surtout les fiançailles conclues dès l'enfance. Mais avec ce qui s'est produit...
— Je le sais aussi bien que vous, Brennan. Croyez-vous que je n'ai pas eu des nuits d'insomnie pour réfléchir à ce que je ferais quand Corin et vous reviendriez ? Je pense que les choses seront aussi difficiles que nous nous les ferons !
Brennan ne s'embarrassa pas de diplomatie.
— Et s'il reste ici ? Suis-je supposé vous partager avec lui ?
— C'est une affaire entre Corin et moi, dit-elle, du feu brûlant dans ses yeux.
Incrédule, Brennan émit un petit rire sans joie.
— Vraiment ? Suis-je si aisé à mettre de côté ?
La peau claire de la jeune femme se colora.
— Il est parti, mon seigneur et futur époux ! Il m'a laissée, parce qu'il ne voulait pas voler la fiancée de son frère. C'est un homme honorable ; pensez-vous qu'il piétinera cet honneur maintenant, dans ce palais ?
Quelques semaines plus tôt, Brennan aurait juré qu'elle pensait trop de bien de Corin. Mais il avait vu à l'œuvre la loyauté de son frère, dans des circonstances extrêmes, à Valgaard.
— Non, dit-il, j'ai eu tort de suggérer cela.
— Vous avez cru ce que tout homme penserait, confronté à un tel problème. Je suis désolée de tout cela, Brennan. Aucun de nous n'a voulu ce qui est arrivé. Cela nous a été imposé par vos dieux, par votre capricieuse destinée cheysulie... Keely m'a dit que vous êtes un homme de qualité, même si vous manquez un peu d'imagination.
Il réfléchit un instant, puis décida qu'il était... ce qu'il était.
— Vous a-t-elle parlé de ma peur ? De la faille dans la personnalité du prince d'Homana ?
— Non. Keely ne m'a rien dit de tel.
— Dans ce cas, c'est à moi de vous en parler. Venez avec moi, meijhana. Vous me raconterez comment un impétueux jeune prince cheysuli a gagné le cœur d'Aileen d'Erinn. Moi, je vous dirai comment j'entends affronter cette peur et la vaincre.
Les yeux verts de la jeune fille s'écarquillèrent.
— Voulez-vous vraiment le savoir ?
— Non, mais cela me donnera autre chose à penser pendant que je claquerai des dents.
Il s'engagea dans l'escalier, puis se retourna vers la femme que son frère aimait. Un jour, il apprendrait peut-être à ressentir la même chose...
Elle le suivit.
Corin était vautré sur son lit, à l'aise pour la première fois depuis des mois. Il avait connu bien peu de chaleur et de réconfort dans la forteresse de basalte de Strahan.
— Corin ? dit Keely en entrant dans la chambre.
Il tourna la tête.
— Tu as l'intention de retourner à Atvia.
— Oui, je crois.
— Et si je te demandais de rester ?
Corin se crispa.
— Sais-tu ce que cela signifie pour moi ?
— Oui. Aileen s'est confiée à moi. Nous sommes devenues proches, parce que nous nous ressemblons un peu... Elle m'a dit ce qui est arrivé. Rujho, je sais ce que tu dois ressentir. Mais si tu pars pour Atvia, je resterai seule. Tu ne reviendras jamais, je le sais !
Silencieux et pensif, il caressa la fourrure de Kiri.
— Tu as peur, je le vois, dit-elle.
— Oui.
— Toi ?
— J'ai de bonnes raisons. Alaric est mort. Atvia est prête à tomber sous la coupe de Lillith et de Strahan. Gisella y est aussi, notre pauvre jehana a l'esprit perturbé. Je dois y aller, Keely : Atvia est à moi.
— Laisse-la à quelqu'un d'autre !
— Non. Je ne fuirai pas mes responsabilités. C'est à moi de remettre le royaume en ordre. Personne ne peut le faire à ma place. Un jour, Keely, tu apprendras que refuser n'est pas toujours la réponse.
— Donc, tu vas partir.
— Oui.
— Parce que la Prophétie le demande, dit-elle, amère.
— Comme elle te demandera de tenir ton rôle, Keely. Tu le feras, même si c'est difficile, quels que soient les sacrifices à consentir. Tu n'es pas comme Tiernan. Fais ce que tu dois, Keely, et laisse-moi accomplir ma tâche.
— Vas-y. Je n'essaierai pas de te convaincre après ce beau discours. Mais ne crois pas que je ne t'en veux pas de ces résolutions toutes nouvelles !
— Je sais, dit-il en souriant.
— Vas-tu lui parler avant de partir ?
— Je voulais y aller de ce pas.
— Elle s'est rendue auprès de Brennan. Elle a dit qu'ils avaient des choses à régler. Elle préférait le faire avant de te voir... Corin...
— J'irai plus tard ; nous serons mieux préparés à nous dire adieu. Si ça ne t'ennuie pas, j'aurais bien pris un bain.
Il enleva ses bottes boueuses. Une pensée lui vint soudain à l'esprit.
— Dieux, Keely ! Avec une seule main, Hart ne peut même pas faire ça !
Keely se blottit contre l'épaule de son frère, partageant son chagrin.
Epuisé, Hart poussa la porte de sa chambre. Comme toujours, il chercha Rael du regard. Le faucon était installé sur son perchoir, les ailes repliées, attendant en silence.
Hart s'assit sur le lit et fixa le sol. Il se demanda s'il était malade. Il n'avait pas l'habitude de la dépression.
Il se pencha, fit le geste d'ôter ses bottes, puis réalisa avec un choc qu'il n'en était plus capable. Il regarda fixement sa main restante, puis le moignon.
— Dieux ! fit-il en étouffant un sanglot.
Il enfouit la tête dans sa main.
— Laissez-moi vous aider, dit une voix de femme.
Il releva la tête sous le choc.
Ilsa.
Dans sa chambre.
Elle s'agenouilla pour lui enlever ses bottes.
Il s'éloigna maladroitement d'elle.
— Partez, dit-il d'une voix rauque.
Ilsa se leva. Sa beauté incandescente n'avait rien perdu de son éclat.
— Hart, dit-elle, votre handicap n'a pas d'importance pour moi.
— Vous le saviez...
— Dar m'a dit ce qu'il avait fait. Il pensait que j'approuverais.
— Ça n'a pas été le cas ?
— J'ai été horrifiée. Je vous le jure : je n'avais aucune idée de ses intentions.
— Pourtant, vous n'avez rien dit à mon père.
— Je n'en ai pas eu le courage. Comment lui avouer que son fils avait été mutilé à cause de la traîtrise ihlinie...
— Mais vous étiez dans la maison, accusa-t-il.
— Dar est venu me rendre visite. Nous avons bu du vin et parlé de vous. Je lui ai dit que je ne voulais pas qu'il vous arrive du mal. Il a ri, m'a assuré que le pari n'était qu'un jeu sans conséquence. J'ai compris qu'il me mentait, mais il était trop tard. Le vin était drogué. Je... me suis endormie. Au matin, il m'a tout raconté. Triomphalement.
— Vous a-t-il tout dit ?
— Oui. Il savait que les détails me rendraient malade. Dans sa perversité, il en était satisfait. Je vous le jure, je n'avais rien à voir là-dedans.
— Pourquoi êtes-vous ici ? Qu'avez-vous dit à mon père pour qu'il vous laisse rester ?
— La vérité. Que je souhaitais que vous rentriez à Solinde avec moi.
— Dar appréciera beaucoup.
— Cela m'étonnerait, étant donné qu'il doit être exécuté.
Il la regarda et vit du chagrin dans ses yeux, malgré ses efforts pour le cacher.
— Je ne suis pas mort. Ce n'était qu'une main.
— C'était une haute trahison. Il a attaqué le prince de Solinde. Je n'avais pas d'autre choix que demander au régent de l'arrêter, ce que j'ai fait aussitôt. Ce sera à vous de donner l'ordre de l'exécution, quand le jugement sera rendu.
— Cela ne plaira pas aux Solindiens...
— A certains, peut-être.
— Et vous ? La dernière représentante de la lignée de Bellam ?
— Je suis venue pour vous ramener à Solinde. Nous avons besoin d'un prince de sang. Peut-être pas entièrement de notre sang, mais vous l'avez dans les veines : Electra était votre parente comme la mienne. Je suis venue vous dire que j'avais choisi avant l'arrivée de Dar. C'est pour cela que j'avais envoyé le messager. Mon choix s'était porté sur vous.
— Moi ?
Il n'était pas sûr de la croire.
— Oui, dit-elle en lui tendant un objet.
Il le prit au bout d'un moment. C'était le Troisième Sceau, accompagné du Deuxième, que Tarron avait détenu, et du Premier, resté tant d'années sous la garde de Niall.
— Le Trey, dit Ilsa.
— Je sais. Je ne pense pas que je puisse assumer cette charge.
— J'ai aussi cela pour vous.
C'était la chevalière au saphir.
— Je l'ai eue par la serveuse à qui Dar l'avait donnée.
— Elle n'a pas voulu me la revendre...
— Je ne la lui ai pas achetée : je l'ai gagnée.
Il la regarda, bouche bée. Puis il éclata de rire.
— Acceptez-vous de venir avec moi, Hart ? Solinde a besoin de vous.
— Pour ordonner l'exécution d'un patriote, dit-il amèrement.
— Si vous préférez, je le ferai.
— Comme vous auriez achevé mon cheval quand il s'est cassé les pattes ?
— Oui. Je fais ce qui doit être fait, pour le bien de l'Etat.
— On m'a dit qu'à Solinde les coutumes sont différentes. Qu'il importe peu qu'un homme, ou un souverain, soit privé d'une main.
— Mon seigneur, à Solinde, tout ce qui compte est que le roi soit capable de faire des enfants à son épouse.
— Je n'ai pas de problèmes avec ça, dit Hart en esquissant un sourire.
— Dans ce cas, me suivrez-vous ?
Il étudia le Trey de Solinde, posé sur une table. Puis il prit sa chevalière et la passa au doigt de la jeune femme.
— Si vous acceptez de porter cela.
— Devoir d'Etat, dit-elle, un sourire se dessinant sur ses lèvres.
Niall était assis dans son fauteuil. Ils étaient partis. Seule sa meijha restait près de lui.
— Ils sont tous revenus, dit-elle, debout derrière le fauteuil, les mains posées sur les épaules de son époux.
— Oui. Mais ils ont changé.
— Espérais-tu autre chose ? demanda-t-elle. Toi, qui as perdu un œil à cause des Ihlinis ?
Il soupira.
— Corin est devenu un meilleur homme, même s'il a du chagrin. Brennan... J'ai vu quelque chose dans ses yeux... Je ne sais pas... Et Hart ! Strahan ne s'arrêtera pas là, meijhana. Je le connais trop bien... Il les pourchassera de nouveau. Il fera de son mieux pour les plier aux désirs de son dieu monstrueux.
— Je sais.
— Strahan n'abandonne jamais.
— Non. Mais les Cheysulis non plus. Tes fils n'ont pas cédé.
— C'est vrai. Leijhana tu'sai pour cela.
Il soupira. Son regard se posa sur la tapisserie. Il l'étudia un moment. Peu à peu, il se détendit.
— Quel lion est censé me représenter, déjà ?
Deirdre sourit et le lui montra.